Que voila un ouvrage dense, documenté, effrayant par instant, par ces révélations d’un auteur qui vit dans l’art et par l’art. Aude de Kerros est en effet peintre et graveur doublée de talent d’auteur et d’essayiste. Après quelques livres éclatants sur le sujet, dont « l’ Imposture de l’Art contemporain » et « l’Art caché enfin dévoilé », elle enfonce le clou en révélant le pouvoir de l’Art contemporain comme acteur des relations internationales.
« Que voit-on de l’art à l’échelle mondiale ? Une image qui saute aux yeux, qui fait le tour du monde comme l’éclair et accompagne un chiffre record » dixit l’auteur qui réfléchit au destin de l’art, traité désormais « comme un produit » qu’il soit « ancien », « moderne » ou « contemporain ». Elle s’interroge, « en art, la globalisation impliquerait-elle un processus de « décivilisation » ? Aude de kerros prend l’exemple de la vente de « Salvator Mundi » reconnu par certains experts, mais pas par tous, comme de la main du maitre Leonard de Vinci, vendu par le département Art contemporain dans sa vente d’automne, la plus prestigieuse à New York, afin d’utiliser un public non cultivé. La promotion marketing fut intense et internationale, et la cote a atteint le chiffre spectaculaire et record de 400,3 millions de dollars. L’authentification avait pourtant été contestée par une conservatrice en chef du MET spécialiste reconnue du maître !
Le jeu des salles des ventes
Saviez-vous que les salles des ventes internationales jouent désormais sur la confusions des genres, proposant à une clientèle plus nombreuses et multiculturelles, des oeuvres d’art des trois départements, ancien, moderne et contemporain. Les collectionneurs « d’avant » étaient anglo-saxons, européens, riches et cultivés. Pour la nouvelle vague, encore beaucoup plus riche, le mot « art » n’a plus le même sens. Les salles des ventes leur proposent donc « de » l’oeuvre d’art au sac à main, motos, voitures, montres de collection…tout est bon pour la satisfaire ! Ainsi l’Art contemporain est devenu fourre-tout de tous concepts, d’art, mode, design…un produit de vente adapté à un marché, permettant une circulation monétaire fluide.

Trois questions à l’auteur, Aude de Kerros
Et l’Intelligence artificielle ces implications dans le marché de l’Art ?
L’Intelligence Artificielle, IA, permet un changement de rapport de force et de pouvoir. Utiliser ce nouvel apport technologique rapproche l ‘offre et la demande sur l’ensemble du marché. Un gros travail de sémantique rigoureux pour classer, identifier, certifier chaque oeuvre en tenant compte de l’immense diversité de la création, a été fait qui permet d’entrer dans la complexité des oeuvres et de détecter l’apparition de courants différents. Une démarche qui remet en cause l’art officiel, financier et hégémonique. L’artiste récupère sa liberté grâce à cette technologie qui facilite un marché modeste ou moyen devenu visible, authentifié et traçable.
Qu’en est-il du marché sur internet ?
Pour la première fois, se trouve réunis sur l’écran, l’Art officiel et l’art non estampillé, libre, créatif, international lui aussi mais à prix moyens ou bas fondés sur l’offre et la demande. L’Art contemporain s’est trouvé réduit aux dimensions du rectangle 16/9, entrant dans l’ombre de l’écran. Un espace intime peu adapté qui nuit au prestige des produits financiers, mythiques, intellectuels, transgressifs et moralisateurs…Sans concept ni discours, le produit prend le risque de se voir en un clic, rejeter ! Et oui, tout l’art visible sur les écrans numériques est confronté à la comparaison: le danger est grand d’éveiller l’esprit critique et le jugement personnel !
Souriez, vous êtes manipulés !
Pour inciter à l’achat sur Internet, il faut captiver l’éventuel acheteur qui baguenaude sur la toile, flânant, comparant, choisissant.. mais les stratégies de vente habituelles de l’Art contemporain étant totalement inadaptés à ce médium, il était urgent de les customiser en leur donnant un « ressenti » de peinture, en réduisant, entre autre, le discours conceptuel au format d’un simple titre. Il a donc fallu élaborer une stratégie sémantique capable de semer une confusion cognitive sur le nouveau produit devenu mi-peinture mi-concept. Un nouveau vocabulaire apparait donc en l’espace d’une année, le, mot « pièce » disparait au profit d’ « oeuvre » , « peinture », « sculpture »..Ces mots, anciennement diabolisés, sont repris par les journalistes et les critiques, ils rhabillent l’art conceptuel. En introduisant discrètement quelques peintures de bonne facture, esthétiques même, les galiéristes et marchands veulent ainsi combattre une certaine lassitude des collectionneurs pour les oeuvres conceptuelles trop répétitives, froides, trash..Attention cependant de réintroduire peinture et esthétique qu’avec mesure, trop nombreuses, elles pourraient mettre en danger la valeur établie d’un demi-siècle de production d’Art contemporain officiel
Vraiment un ouvrage à lire, passionnant, très bien écrit, qui découvre les dessous pas toujours reluisants, des ventes de produits d’art contemporain.
Art contemporain, Manipulation et géopolitique, chronique d’une domination économique et culturelle, par Aude de Kerros, Eyrolles poche, 8,90 €